Ecole et croissance économique: une
relation ambiguë
L'éducation compterait-elle pour beurre dans le
développement économique? Pareille question risque déjà de condamner celui
qui la pose à l'exil, surtout à Genève, cité des deux Jean, Calvin et
Piaget. Et pourtant, si la réponse était oui, voilà qui permettrait de
dédramatiser les résultats de la première enquête PISA, du moins pour ce
canton qui n'est pas près d'être celui de tout le Lac (1).
En fait, la réponse est non. L'école est
essentielle pour la création de la richesse des nations. A une première
condition: que la qualité de l'enseignement soit au rendez-vous. C'est le
constat que fait aussi un économiste anglais de l'éducation (2).
C'est dire si l'augmentation du pourcentage
de jeunes ou de moins jeunes s'astreignant à suivre des cours risque
d'être source de désillusion; c'est dire encore si l'ajout d'un crédit à
un autre, pour construire des bâtiments ou engager du personnel, ne
garantit en rien les résultats de fond. Ni sur le plan des connaissances
des élèves qui dépendent tout autant de la formation et de la motivation
des enseignants - les chiens ne font pas des chats - que de l'organisation
et des programmes de l'école.
Ni sur celui de la croissance
économique. Pour deux raisons. La première est que l'école, aussi
exigeante soit-elle, n'est qu'une condition nécessaire, mais jamais
suffisante, du succès des entreprises et des pays. Son influence est en
fait indirecte. La deuxième découle de la loi des rendements décroissants.
Un peu de (bonne) formation pour qui en est privé peut faire des miracles;
beaucoup de cours supplémentaires donnés à celui qui en a suivi énormément
risque de rester sans effet.
Les faits confortent cette approche.
De 1960 à la fin du siècle, la Corée du Sud a fait passer le taux de
scolarité secondaire de 25% à près de 100% et a triplé le pourcentage
d'universitaires; son revenu par tête a crû de plus de 7% par an. De son
côté, depuis 1970, l'Egypte a quasiment généralisé l'enseignement
primaire, fait passer la scolarisation du secondaire de 32% à 75% et
doublé le nombre de ses étudiants. Elle n'a pourtant progressé que d'une
place, de la 48e à la 47e, parmi les pays les plus pauvres. Autres
exemples: le Zimbabwe compte 85% d'alphabétisés et s'enfonce chaque jour
davantage dans la misère. La croissance "météorique" de Hong-Kong ne doit
rien à son système d'éducation. Et, "parmi les pays de l'OCDE, quel est le
pays qui a le plus bas taux d'étudiants et de diplômés universitaires? La
Suisse, le plus riche de tous" (3). Vous avez dit:
l'école, condition de la croissance?
En fait, ces corrélations sont
pour le moins sommaires. Pour se limiter au cas helvétique, sa position
parmi les premiers de la classe économique est en danger. La formation
professionnelle vient en l'occurrence d'y faire l'objet d'un sérieux
"lifting". Ses universités en sont à se grouper pour constituer des pôles
d'excellence. L'adoption d'une aune unique des diplômes, par le biais de
la convention de Bologne, est une autre démonstration de l'avènement d'un
seul monde. Dans ce pays, l'Est s'y est mis, l'Ouest finira pas s'y faire.
Mais il est encore une autre raison qui explique que, malgré tous
les efforts de ses acteurs, le monde de la formation peine à suivre
l'évolution du monde économique: c'est tout simplement le caractère
imprévisible de l'évolution des connaissances. En 2005, "quatre-vingt
pour-cent des technologies auront moins de dix ans alors que quatre-vingt
pour-cent des connaissances actives auront été acquises il y a plus de dix
ans". Pour l'Unice, la fédération patronale européenne, qui tente cette
analyse, la cause est entendue: "Ce déficit en compétences constitue un
frein au développement des entreprises, ralentit la croissance et freine
l'emploi" (4).
Et pourtant il vaut faire
preuve de ruses de Sioux dans la mise en correspondance de l'école et de
l'entreprise. Car les auteurs de ces technologies innovantes, où ont-ils
trouvé la base de leur raisonnement, la source de leur inspiration?
Précisément dans cette école qui ne les préparait pas au monde de demain!
La leçon d'aujourd'hui est donc claire, et pour l'école, et pour
ceux qui la fréquentent ou y enseignent, et pour les responsables de
l'économie: si la quantité de diplômés ne peut constituer un objectif, la
qualité de la formation, notamment de base, ne peut pas davantage suffire.
Ou plus exactement, pour qu'elle puisse contribuer à façonner notre futur,
il faut lui adjoindre une once d'inventivité. Celle que les humanistes
voient aussi dans l'esprit critique. Que l'école peut éveiller, au
mieux.
Pierre Weiss
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Notes:
1. Voir l'éditorial d'Entreprise romande du 1er mars 2002.
2.
Alison Wolf, Does education matter? Myths about education and economic
growth, Penguin, 2002.
3. Knowledge economy fails the test,
Financial Times, 25 mai 2002.
4 ."Pour des politiques d'éducation
et de formation au service de la compétitivité et de l'emploi, les sept
priorités de l'emploi", document élaboré par l'Unice pour le sommet
européen de Lisbonne, février 2000.
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